Présidée par Patrick PADOVANI, Adjoint au Maire de Marseille et membre d’Elus, Santé Publique &Territoires,
Modérée par Gwenola LE NAOUR, Maitre de conférence à Sciences Po Lyon, Laboratoire Triangle (CNRS-UMR 5206)
Avec
- Jean-Pierre HAVRIN, Représentant des forces de l’ordre
- Claire DUPORT, Docteur en sociologie, professeure associée à l’Université Aix-Marseille et chercheuse à Transverscité, Marseille
- Vincent BENSO, Mathématicien et sociologue, Techno +
Patrick Padovani : Tout d’abord le cadre posé interroge la place de la médiation sociale dans la régulation sociale, avec l’ambiguité de faire coexister trois champs : celui du trafic largement évoqué par Vincent Benso, celui des usagers et celui du public non-concerné mais confronté à la réalité des dommages collatéraux. Dans cet espace, la difficulté est de savoir comment aider deux secteurs totalement différents à communiquer : celui de l’interdit total lié à la loi de 1970 qui a pourtant droit de citer sur l’espace public et celui de la population à qui on demande d’être médiatrice face à une activité illicite, dans une tolérance et une acceptation « complice » qui peut heurter le « citoyen moral » respectueux de la loi. La difficulté est donc de savoir comment faire coexister ces deux mondes totalement différents. En politique locale, l’élu doit trouver sa place dans cette confrontation, sans choisir un camp afin de ne pas stigmatiser l’un ou l’autre. Quels sont les outils disponibles pour parvenir à cela ? Nous allons donc interroger dans cette table-ronde les outils du répressif comme de l’accompagnement et donner la parole en premier lieu à Jean-Pierre Havrin.
Jean-Pierre Havrin : Pour répondre à cette délicate question, je vais faire appel à mon expérience de contrôleur général et directeur départemental de la police de Haute-Garonne, mais aussi d’adjoint au maire de Toulouse chargé de la sécurité. Ces problèmes d’occupation de l’espace public ont un poids important, notamment pour les structures de prises en charge qui sur le principe sont soutenues par la population « mais pas devant chez moi ». Les préfets subissent les pressions de la population, les transmettent aux représentants des forces de l’ordre avec l’idée sous-jacente de déplacer le problème ou de le rendre invisible. Dans les faits, cela se traduit par une présence régulière de la police qui peut ressembler à du harcèlement et qui ne fait que déplacer le problème car on ne sait pas le régler. Ainsi, on constate que l’objectif de voir évoluer la situation de ces personnes est largement partagé mais n’incite pas pour autant la population à une plus grande tolérance.
Gwenola Le Naour : Claire Duport, quelle est votre définition de la régulation sociale suite à vos nombreux travaux sur le trafic et en quoi la présence des usagers et revendeurs questionne le lien social, le vivre-ensemble ?
Claire Duport : Avant de répondre, permettez-moi d’évoquer la situation sur la Ville de Marseille qui depuis plus de quinze ans mène des actions qui s’inscrivent de manière volontariste dans la réduction des risques et des dommages liés au trafic de drogues dans plusieurs arrondissements de la ville qu’on appelle communément « les quartiers nord ». Ces actions sont pensées, coordonnées au sein d’un dispositif qui s’appelle Trafics-Acteurs-Territoires (TAT) auquel je participe. On travaille ces questions dans certaines cités de Marseille, qui sont d’une grande pauvreté, et où les trafics de drogues sont également présents dans l’espace public et une partie des espaces communs.
Pour répondre à votre question, par définition, la régulation sociale consiste à mettre en place des règles, éventuellement du vivre-ensemble, au centre des rapports sociaux, avec l’hypothèse que ces règles soient collectivement négociées. Au regard de cette définition, ce n’est pas ce que nous faisons au sein de TAT puisqu’il serait insensé ou paradoxal de vouloir mettre des règles collectives au sein de dispositifs dérégulés et illégaux que sont les trafics de drogues. On ne peut donc pas penser nos actions en termes de régulation sociale mais plutôt en termes de réduction des dommages liés aux activités illicites. Mais de ce fait, agir pour de la réduction des risques et des dommages liés au trafic régule un certain nombre d’activités et d’interactions dans les espaces publics et privés. Les activités de trafic de drogues questionnent le vivre-ensemble par les impacts que produisent ces activités en matière d’appropriation d’espaces publics ou communs. A Marseille, le trafic d’appartement avec rendez-vous, est peu présent.La demande de cannabis, principal produit du trafic, est très importante et se déroule le plus souvent dans l’espace public avec des impacts sur l’appropriation des lieux, la mise en danger des personnes impliquées : la prison, la violence, la déscolarisation… Les actions de TAT visent à réduire les dommages pour tous. Par exemple pour ce qui concerne les dégradations matérielles, TAT mène une action à Marseille sur les « traces matérialisées » afin de les voir disparaître et améliorer la qualité de vie des habitants. Par exemple, l’usage d’un hall d’immeuble pour le trafic pendant de nombreuses heures génère des difficultés de passage et de circulation pour les habitants, et laisse des traces, du matériel usagé comme des canettes ou autres déchets sur lesquels les acteurs de TAT sont vigilants avec les gardiens d’immeuble, et les acteurs des trafics pour qu’ils nettoient régulièrement et réduisent ainsi une partie de l’impact du trafic et des nombreux clients sur la qualité de vie des habitants.
Plus généralement, les trafics questionnent notre rapport à la morale, au bien et au mal, à la manière dont nous appréhendons ces activités, dans un rapport finalement assez peu pragmatique. Est-ce que vivre-ensemble veut dire tous ensemble ? Tous, incluant l’ensemble des personnes qui vivent et occupent un territoire. Si oui, cela nous questionne sur le plan moral, mais nous sommes obligés d’admettre ou plutôt d’accepter, que les trafics de drogues se déploient car ils sont liés à nos usages, et donc ils nous concernent. Lorsque les trafics concernent un grand nombre de la population, c’est un phénomène de moins en moins marginal. Or ce rapport au bien et au mal ou à la morale nous empêche de travailler avec ces problématiques pourtant très présentes. Alors, soit on les ignore, ce qui est possible ; soit on s’y confronte dans un rapport de refus et de ce fait il y a des bons, des méchants, des victimes et des coupables, mais rien ne change ; soit on passe d’une question morale à une question éthique. La seule possibilité d’existence des actions de Trafics-Acteurs-Territoires et des gens qui y sont engagés, est que ce dispositif repose sur une éthique de la responsabilité. Nous faisons société et sommes tous concernés par ce qui se passe, à des titres et places différents, mais cela nous concerne et nous rend responsables, chacun à son échelle, d’agir sur les dommages liés à des activités qui existent en bas de chez nous.
Patrick Padovani : J’ajouterai que ce dispositif de réduction des dommages liées aux trafics voit l’ensemble des acteurs qui participent à ces actions, que ce soient des acteurs sociaux, les familles qui souffrent de ces trafics et luttent contre eux, accompagnés par une volonté politique. Une question essentielle est : « quelle politique publique appliquer pour avoir une réponse à apporter à ces citoyens malmenés ? ». Dans notre dispositif est inscrit le mot territoires car la représentation des trafics, des usages et des usagers est différentes selon les quartiers marseillais. Il nous appartient, acteurs politiques aux côtés des acteurs associatifs, d’apporter les outils d’une réponse politique aux interrogations de la population. Quand les acteurs inclus dans le geste d’usage sont stigmatisés cela stigmatise aussi l’espace d’intervention. C’est une façon, à travers l’usager, d’interroger les conditions de vie de cet espace. Il faut réfléchir comment répondre à la population, à son mécontentement de l’espace dans lequel elle vit et permettre, dans un deuxième temps, de modifier son regard sur l’individu qui consomme. Nous sommes par exemple en train de transformer en rue végétale la rue du Sleep In très fréquentée par les usagers. C’est une construction commune entre la population, les représentants du lieu et les usagers que nous devons accompagner en tant qu’élus territoriaux et qui peut créer du lien, comme nous cherchons à le faire dans toutes nos réflexions.
Gwenola Le Naour : Pour poursuivre sur la pluralité des acteurs engagés dans ces actions, une question à Jean-Pierre Havrin sur la place des forces de l’ordre dans ces dispositifs.
Jean-Pierre Havrin : La réponse est délicate. Lorsque je suis arrivé à Toulouse, on considérait que Le Mirail, pourtant quartier de la ville, n’existait pas. Du moins, tant qu’on ne s’en occupait pas, on n’était pas dérangé. Au Mirail, il y a 50 000 personnes qui étaient traitées comme 50 000 délinquants. La solution de l’époque était la présence d’une police de proximité, au lieu de patrouilles rapides, casquées, d’une « police de projection » terme utilisé par Nicolas Sarkozy emprunté aux militaires qui ne convient pas aux gardiens de la paix que nous sommes. L’idée de la police de proximité est de mettre en place toujours les mêmes fonctionnaires afin de leur permettre de connaitre la population et d’être en quelque sorte adoptés par elle, de créer du lien, un cercle vertueux. L’installation de cette police de proximité n’a pas été simple, voir rude : le poste de police a brulé deux fois, les objets jetés par les fenêtres étaient nombreux. Il est certain que les flics ne sont pas aimés dans ces quartiers, mais au final la population a fini par aimer « ses flics » qu’elle connaissait, appelait par leur prénom. D’un point de vue judiciaire, cette police a prouvé son efficacité puisque l’on a pu vraiment faire le tri, repérer les voyous dans la population et arrêter de jeter l’opprobre sur l’ensemble des habitants. Une police aveugle et sourde fait des patrouilles, de la démonstration, alors que là, elle pouvait trouver des cibles et faire des investigations efficaces grâce aux renseignements. J’ai pu également mesurer les attentes de la population en tant qu’adjoint au maire et permettre l’inversion d’un processus vicieux en permettant aux habitants de reprendre confiance en la police et la sécurité et non plus dans la force du silence portée par les trafiquants. Cela a permis d’atténuer les problèmes et rendre la vie meilleure dans le quartier. Plutôt que de parler dans ces quartiers difficiles de « taux d’élucidation » qui n’intéresse que le ministère, parlons plutôt de satisfaction de la population, ce qui permet d’isoler les problèmes et d’apporter des réponses judiciaires.
Gwenola Le Naour : Vincent Benso, existe-t-il une spécificité de l’association Techno+ à intervenir dans l’espace public sur ces questions de trafic, d’usages et sur les conflits ainsi engendrés ?
Vincent Benso : La spécificité de Techno+ est d’être une structure communautaire où le public cible de l’action est impliqué dans la structure. Concernant les interventions sur la voie publique, elles nous concernent dans le cadre d’espaces festifs mis en place sur la voie publique, ce qui arrive régulièrement. Intervenir spécifiquement sur les questions de trafics dans les quartiers difficiles est assez loin de nos missions. Cependant dans le cadre de nos interventions en milieu festif, il nous arrive de faire de la médiation notamment dans les Teknivals, très gros rassemblements festifs, où des équipes viennent vendre des produits aux festivaliers et cela peut parfois mal se passer. Il ne faut pas mésestimer la vindicte populaire dans ces free-party qui sont aussi des cadres dérégulés où peut régner l’auto-justice avec des cas de lynchage, voiture brulée ou de personnes attachées aux arbres. Nous considérons que nous avons un travail de médiation à faire vis-à-vis de ces comportements qui partent d’une intention de justice des teufeurs vis-à-vis des vendeurs qui les arnaquent sur la qualité des produits, et échappent ensuite à tout contrôle.
Gwenola Le Naour : Claire Duport, pouvez-vous revenir sur le dispositif Trafics-Acteurs-Territoires et nous donner son bilan ?
Claire Duport : TAT interroge le fait pour les nombreux acteurs impliqués de faire de la médiation sociale dans un champ illicite, criminalisé, potentiellement dangereux. Quels sont alors les préalables à ces actions ? Nous menons onze types d’action, chacune venant chercher des résolutions à des problèmes précis, ce qui positionne le dispositif plus sur de la « composition » que de la régulation sociale, au sens du compositionnisme du philosophe Bruno Latour, c’est-à-dire que si nous sommes opposés, si rien de nous rassemble, la seule manière de résoudre les problèmes est de composer avec tous les concernés. Ce qui oblige à remettre au travail chacun des acteurs impliqués pour chaque problème. Certains problèmes vont concerner spécifiquement les jeunes usagers ou impliqués dans les trafics ; d’autres vont interroger le sentiment d’impuissance partagé par les habitants et de nombreux professionnels de la prévention, etc. A chaque problème on compose une réponse. Notre manière de travailler repose également sur une méthodologie que Michel Anselme avait appelé « construire des espaces publics de débat ». Ce n’est pas une salle de réunion, encore moins une espace de concertation ou de l’échange d’information. C’est un espace démocratique tel que le définissait Loïc Blondiaux qui relève a minima de quatre qualités :
- L’accessibilité, c’est-à-dire que les personnes, quelles qu’elles soient, qui se sentent concernées par un problème puissent venir participer à sa résolution.
- L’équité qui accorde une part non pas égale mais équitable au rôle et à la place de chacun.
- La visibilité qui fait qu’à un moment les questions traitées sont publiques.
- L’égalité de position, condition difficile mais indispensable, permettant à chacun, à ce moment et cet endroit, d’être considéré à l’égal des autres : l’adjoint au maire, l’éducateur, le jeune, la maman, le revendeur de drogue, l’usager, le citoyen.
On peut alors, dans ces espaces publics de débat, commencer à se mettre d’accord, pas tant sur des valeurs communes mais sur ce que nous voulons voir changer pour résoudre les problèmes. Ce sont ces fondamentaux qui nous permettent de travailler à résoudre les dommages liés aux activités criminelles.
Gwenola Le Naour : En réaction à vos propos, sur ces questions de médiation, quelle est à la place de la norme sociale ? Sommes-nous dans des situations où apparaissent des sous-normes adaptées à chaque situation ? Répond qui veut.
Claire Duport : On oppose norme et déviance, marginalité et normalité, et un de nos problèmes est de voir les usages de drogues essentiellement traités d’un point de vue des individus, au travers d’un regard sanitaire et psychiatrique. Or, si on regarde la question des drogues du point de vue social, l’usage de drogues illicites mais aussi légales (alcool, tabac, médicaments…) est loin d’être une déviance ou une marginalité. Nous sommes, vous le savez, dans une société addictogène. Cela renverse la norme : qu’est-ce qui est normal, majoritaire, déviant ? De quoi avons-nous besoin pour vivre la vie que l’on attend de nous individus sociaux ?
Vincent Benso : Je trouve ces propos très justes pour avoir également travaillé sur les normes de consommation dans le milieu festif. On oppose déviance et norme laissant entendre que les comportements déviants n’auraient pas de norme. Ce qui est faux puisqu’au contraire, il existe des normes dans l’usage de drogues comme dans le trafic, solides avec des mécanismes qui visent à les faire respecter. Les normes de consommation d’alcool consistent par exemple à ne pas boire le matin, ne pas boire seul… Nous intervenons sur des micro-milieux qui peuvent avoir des normes différentes. Spécifiquement, pour ce qui concerne la médiation, la connaissance des normes du milieu dans lequel on intervient est essentielle.
Jean-Pierre Havrin : La norme est évolutive, la loi moins. Dans la réalité, le trafic de cannabis est une catastrophe qui embolise 80% des activités policières. On devrait dépénaliser son usage pour libérer les forces policières sur les attentats ou d’autres sujets. Mais j’imagine qu’aucun ministre ne voudra se priver de la ressource statistique énorme que représente le cannabis. Lors des patrouilles, arrêter des cambrioleurs est plus compliqué que des fumeurs de shit et comme tous les soirs, les flics doivent rendre « des bâtons » rendant compte statistiquement de leur activité, vous devinez quel chemin permet d’avoir les meilleurs chiffres de résolution d’affaires.
Patrick Padovani : Je vais peut-être heurter certains, mais pour moi peu importe la norme. Le travail essentiel pour les intervenants de terrain est de modifier les représentations, les regards pour pouvoir faire médiation, ce qui modifie la norme, l’adapte afin de faire cohabiter différentes pratiques d’usage du territoire. et permettre la communication entre elles.
Claire Duport : Lors de son intervention, Vincent Benso remarquait l’absence d’outils et supports à disposition pour travailler ces questions. Depuis quinze ans, on a produit avec les participants du groupe TAT des outils appropriables par les acteurs. On vient de les formaliser pour assurer leur prochaine diffusion.